Le mois d'août ne semble pas le mieux choisi. Tout le monde sait que l'intérieur des terres des Préalpes méditerranéennes est écrasé de chaleur en été. La végétation s'est endormie, rabougrie dans son manteau jaune et gris. Seuls les chênes et les pins donnent au paysage un vernis verdoyant foncé. Dans cet ensemble la lame du Grand Canyon plonge à pic vers un fond vert bronze. Ces parois de calcaire blanc gris et cette couleur célèbre de l'eau font encore davantage ressortir les rebords anguleux et escarpés des crêtes et plateaux qui l'entourent. Cet aspect vertigineux et minéral renforce l'idée qu'en cette saison la vie animale est ici en sommeil. Et pourtant ....
Dès que l'on marche sur les chemins des plateaux les herbes bruissent de milliers de criquets et sauterelles ; papillons et libellules croisent dans l'air, d'un vol léger et irrégulier, allant et venant, de fleurs en buissons. En contrebas, un aboiement rauque et répété se fait entendre, aux aguets un brocard alarme.
En levant un tant soit peu les yeux et en restant attentif l'observateur constate que de nombreuses espèces d'oiseaux sont encore actives. Des cris perçants se font entendre dans le ciel bleu azur : trois grands oiseaux à la gorge sombre et au - dessous blanc passent à la verticale, puis deux d'entre eux se mettent à faire du surplace. Un couple de Circaète Jean-le-Blanc, sans doute avec leur jeune de l'année qui vient de s'envoler. Plusieurs fois des plongées vers le sol, plus ou moins rapides, avec ou sans paliers, ont lieu pour tenter la capture des reptiles présents dans les rochers mais aucune proie capturée ne sera observée dans le bec de l'oiseau.
La migration postnuptiale a déjà bien commencé. Hirondelles, martinets noirs et alpins ainsi que la majorité des autres passereaux s'assemblent pour leur long voyage. Les familles de mésanges à longue queue sont déjà regroupées et les bergeronnettes grises, en nombre, font des haltes migratoires pour la nuit. Le Pouillot de Bonelli est actif et ses strophes sonores et courtes se font entendre de loin en loin. L'observateur averti sait que cet espace peut réserver à tout moment d'autres bonnes surprises, c'est pourquoi malgré la chaleur, il convient de se plonger dans l'ambiance, en étant particulièrement attentif aux mouvements au ras des crêtes et sur les plateaux.
De loin des points noirs survolent çà et là les parois. Ils s'élèvent hauts dans le ciel, luisants au soleil, puis plongent lentement et disparaissent brusquement dans la falaise. Rarement seuls souvent par groupe de 5 à 10 individus, ils passent la plupart du temps à planer. En réduisant la distance, ces grands oiseaux au vol majestueux sont bicolores crème et orangé dessous avec un cou blanc long et des rémiges noires bien digitées : ce sont des vautours fauves, dont les ailes forment de profil un renflement puis une accolade renversée. La queue est relativement courte par rapport à leur masse.
Souvent, ils planent par deux, l'un au-dessus de l'autre en vol synchronisé parfait comme si leurs mouvements étaient anticipés et connus des deux protagonistes. Une escadrille vient se poser. Les oiseaux arrivent telles des vagues successives sur la crête bordant le plateau. Au premier abord, ce retour à la terre apparait gauche, il est en réalité savamment préparé. Aucun oiseau, sauf cas exceptionnel ne se pose après un vol direct. Un ou plusieurs cercles, avec les pattes pendantes sont systématiquement réalisés pour avoir la meilleure approche pour se poser, ce qui permet une arrivée en douceur renforcée par d'amples et lents battements d'ailes, assurant l'équilibre une fois posé.
Mon regard est soudain attiré par deux vautours en vol, cependant l'un des deux n'a pas le même comportement que son acolyte. Il est plus massif mais en même temps plus virevoltant. Ses ailes sont arquées vers le bas contrairement aux autres vautours évoluant autour de lui. A bonne lumière, il est sombre presque noir et ses ailes sont plus larges, alors qu'elles sont aussi longues que celles des autres vautours. Sa tête semble sortir directement des épaules sans qu'elle soit portée par un long cou. Je suis en présence non pas d'un Vautour fauve mais d'un Vautour moine avec le loisir de les observer tous les deux de concert.
Quel plaisir, le comportement n'a rien à voir : le Vautour moine malgré sa taille et sa stature imposante semble d'une légèreté accentuée par sa capacité à trouver sans faille le moindre courant d'air et en tirer, comme ses congénères, le maximum de profit. J'observe ses aptitudes aériennes développées. De tous les vautours que j'ai observés, il est celui qui me donne le sentiment simultané de puissance et de légèreté optimale. Tantôt il s'éloigne tantôt il se rapproche des vautours fauves, dès que je le perds de vue, sa vitesse de déplacement est tellement rapide que je mets un moment à la reprendre dans les jumelles. Je n'ose espérer qu'une chose, qu'il se pose. Au bout d'un moment, je vois qu'il commence à descendre en bordure de crête en faisant des cercles d'approche, pas de pattes pendantes mais juste avant le posé la queue est légèrement relevée. Au télescope sa tête apparait sans plumes, avec un liseré noir qui lui barre l'œil et qui descend sur son cou.
Un oiseau noir plus petit mais à la queue cunéiforme et longue passe devant eux, en vol battu et en émettant des croassements rauques et profonds, un second le suit : les grands corbeaux deviennent actifs en cette fin d'après - midi.
Je suis arrivé en fin du chemin et je débouche sur le plateau. Au-dessus de moi volent les vautours souvent à moins de 100 mètres. En contrebas, au ras des crêtes passe une croix foncée, avec une tache dorée luisante à bonne lumière sur la nuque. Les ailes sont très coudées la queue est longue et droite. La vitesse de l'Aigle royal est telle en phase de descente que l'observation sera de très courte durée, mais qu'elle est belle ! Je lève les yeux pour regarder les vautours plusieurs passent au - dessus de moi, quand tout à coup un, puis deux rapaces plus petits, noirs et blancs et à la queue courte et cunéiforme apparaissent. La face des percnoptères d'Egypte est glabre et jaune, leurs poitrails et leurs ventres apparaissent sales, ocre à gris. Comme le Vautour moine, ils virevoltent aisément dans l'air. Ils passent en dessus et en dessous des falaises.
Trois espèces de vautours, cinq espèces de grands rapaces dans un paysage grandiose et magnifique entourée de mille et un bruissement sans avoir chaud, car en haut sur les plateaux il y a toujours de l'air malgré le soleil écrasant. Voici ce qu'il est donné, d'observer aisément au mois d'août dans le Grand Canyon du Verdon. Qui aurait dit cela, il y a vingt ans ? C'est aujourd'hui une réalité et un site enchanteur pour qui apprécie la nature et les paysages méditerranéens à la fois sauvages et anthropisés. Qui a dit que la vie animale s'arrêtait en été au mois d'août en Méditerranée ?....Pas pour les naturalistes en tout cas.
Olivier Iborra
Membre de la LPO